Interview d’Éric Trappier, PDG de Dassault Aviation
spéciale Salon du Bourget 2025
ID AERO+ : Comment la société Dassault Aviation compte-t-elle retenir l’attention du public à l’occasion du Salon du Bourget 2025 ?
Éric TRAPPIER : Avec le Rafale et le Falcon 6X nous n’avons aucun mal à attirer l’attention du public au Bourget ! Tant sur notre stand que sur notre exposition statique et dans notre Battle Lab, nous présentons cette année un certain nombre de nouveautés, principalement dans le domaine militaire. Ces nouveautés concernent notamment le Rafale F5, le combat collaboratif et le domaine spatial. Ceci sans compter ce qui fait toujours sensation : les démonstrations en vol du Rafale effectuées par l’armée de l’Air, et celles du Falcon 6X aux mains de nos pilotes d’essais.
Analyse au vol
Des emplois en rafale
Il n’aura échappé à personne que l’avion de combat français Rafale de Dassault Aviation a acquis ces dernières années le statut de « best-seller ». Pas un mois ne passe sans annonce de nouveau contrat ou rumeur sur la perspective d’une commande supplémentaire. L’achat par l’Inde de la version marine, marché étroit et exigeant, est venu récemment ajouter une nouvelle décoration sur son fuselage déjà bien garni, tant il était jusque-là difficile de vendre un avion embarqué à une marine étrangère – alors que la France a fait la preuve de l’efficacité de son Rafale sur porte-avions - sauf si l’on s’appelle Boeing F-18 et que l’on bénéficie du soutien de l’US Navy et de Washington.
Ce succès indéniable de l’avion de combat tricolore qui tend à en faire sans doute le modèle le plus polyvalent du monde et peut-être un des meilleurs appareils jamais conçus et produits a tendance à être souvent traduit par les experts et commentateurs en argent sonnant et trébuchant, à coup de milliards d’euros.
Mais ce que l’on a tendance à oublier, et l’interview du PDG de Dassault Aviation Éric Trappier, à ID Aero+, vient nous le rappeler à bon escient, c’est que ces victoires commerciales et technologiques – car un avion de combat est avant tout un concentré de technologies… au service de la diplomatie – se sont aussi traduites en créations d’emplois et de savoir-faire. Et c’est d’ailleurs toute la marque de la culture Dassault depuis sa création, en 1947 (depuis les sociétés Marcel Bloch) : avant tout une entreprise de femmes et d’hommes, ingénieurs, compagnons et ouvriers qualifiés, agents de maîtrise, pilotes d’essai… Toutes et tous auront fait cette formidable entreprise qui attire toujours autant les jeunes passionnés par la technologie aéronautique, qu’elle soit militaire ou civile, pour continuer à relever le défi de la souveraineté.
Pour avoir oublié cet élément humain si essentiel, d’autres sociétés dans d’autres pays ont perdu la capacité d’inventer et de produire des avions d’armes, élément essentiel de l’indépendance et de la force de défense d’une nation.
Alors, quand Éric Trappier nous parle du plus important accroissement d’effectifs au sein de Dassault Aviation depuis le « début des années 70, après la fusion avec Breguet » avec le recrutement de « près de 5 000 nouveaux collaborateurs ces trois dernières années, qui viennent chez nous pour développer et fabriquer les plus beaux avions du monde. Notre effectif net a augmenté de plus de 2 000 personnes, passant de 12 400 à 14 600 », il faut imaginer tout ce que cela représente, après le passage difficile des années 1990, en développement de matière grise au service de la France et de ses intérêts.
Des cerveaux intéressés par l’innovation : Rafale F5, son nouveau standard révolutionnaire, Battle Lab, laboratoire du combat collaboratif de demain, drone de combat furtifs UCAV (hérité du démonstrateur nEUROn), le tout nourri à l’intelligence artificielle au cœur de leurs algorithmes… Un concentré d’intelligence qui a permis l’avènement des Rafale et autres Falcon dans l’aviation d’affaires, dont le dernier-né, le 6X et le futur 10X.
Une histoire de femmes et d’hommes, à commencer par sa tête puisque « Dassault Aviation est la dernière grande société aéronautique au monde toujours détenue par les descendants de son créateur, comme le rappelle Éric Trappier. Une entreprise familiale comme celle-ci, c’est un esprit singulier, une manière d’ajouter la fidélité et l’efficacité à la passion ». Une passion nommée Marcel puis Serge Dassault, et leurs fidèles Benno-Claude Vallières, héros de la Seconde Guerre mondiale, et Charles Edelstenne, créateur de Dassault Systèmes. Car le succès d’une entreprise se fonde toujours sur la cohérence, premier attribut de la puissance. « Il n’est de richesse que d’hommes » disait en 1980 Theodore Schultz, prix Nobel d’économie un an plus tôt. Une devise que la maison Dassault aurait pu faire sienne et qui est l’un des secrets de sa réussite.
Pierre Orlan
Interview d’Éric Trappier
PDG de Dassault Aviation
spéciale Salon du Bourget 2025
© Dassault Aviation - K. Tokunaga
ID AERO+ : Comment la société Dassault Aviation compte-t-elle retenir l’attention du public à l’occasion du Salon du Bourget 2025 ?
Éric TRAPPIER : Avec le Rafale et le Falcon 6X nous n’avons aucun mal à attirer l’attention du public au Bourget ! Tant sur notre stand que sur notre exposition statique et dans notre Battle Lab, nous présentons cette année un certain nombre de nouveautés, principalement dans le domaine militaire. Ces nouveautés concernent notamment le Rafale F5, le combat collaboratif et le domaine spatial. Ceci sans compter ce qui fait toujours sensation : les démonstrations en vol du Rafale effectuées par l’armée de l’Air, et celles du Falcon 6X aux mains de nos pilotes d’essai.
Le Rafale va de succès en succès, mais parmi ces ventes à l’export, celle récente de 26 appareils en version Marine à l’Inde n’est-elle pas une sorte de consécration ?
En effet, France mise à part, l’Inde sera le premier utilisateur du Rafale M et le premier pays à mettre en œuvre à la fois les Rafale B/C et M. Ce choix confirme la satisfaction des autorités indiennes quant aux capacités de l’avion et leur volonté d’élargir le spectre de son utilisation opérationnelle.
Par ailleurs, il importe de souligner que ce contrat fait suite à la sélection du Rafale Marine à l’issue d’une consultation internationale qui a opposé notre avion au F-18 E/F américain. Or cet appareil fait souvent figure de référence en matière d’avions embarqués puisqu’il a été produit à plus de 600 exemplaires et qu’il équipe l’US Navy, c’est-à-dire de très loin la première force aéronavale au monde.
Donc oui, ce contrat Rafale Marine représente une sorte de consécration, sur un marché étroit et extrêmement exigeant.
Nous avons noté que les ventes de Rafale à l’export venaient de dépasser celles du Mirage 2000. Depuis le Mirage III, les scores allaient decrescendo, voyez-vous une explication à cette ressource ?
Nous en sommes actuellement à 299 Rafale vendus à l’export pour 234 vendus à la France, sans compter les 24 exemplaires d’occasion cédés par l’armée de l’Air à ses homologues grec et croate.
Les chiffres étaient en effet supérieurs pour le Mirage III et le Mirage F1, mais c’était une autre époque : la toute nouvelle aviation à réaction progressait très rapidement, imposant un renouvellement massif des flottes. Songeons, par exemple, que Mach 1 est franchi en 1947 et Mach 2 en 1954 ! De plus, les avions n’étaient pas polyvalents, il fallait donc en mettre davantage en ligne. Et comme nous étions en pleine guerre froide, avec un niveau de menace élevé, les budgets militaires étaient très conséquents. Le Mirage 2000 est arrivé à la fin de cette période : il a connu les « dividendes de la paix ».
Depuis 10 ans, les budgets militaires remontent car la mondialisation heureuse est finie. C’est le moment Rafale.
Cette avalanche de commandes Rafale, n’engendre-t-elle pas un challenge difficile à tenir pour le secteur fabrication de l’entreprise ?
J’ai eu l’occasion de m’en expliquer à plusieurs reprises.
Quand nous signons des contrats, nous veillons à la compatibilité des plannings de livraison. Ce qui est compliqué, c’est la fragilisation de la supply chain sous le double effet de la crise covid et des conséquences de la guerre en Ukraine. De nombreuses entreprises de l’écosystème aéronautique français ont été destabilisées par la pandémie, puis par le remboursement des PGE, alors même qu’elles étaient impactées par l’inflation, le renchérissement du coût de l’énergie, les pénuries de certaines matières premières, etc.
Nous tenons nos objectifs de livraisons Rafale, nous avons même livré un appareil de plus en 2024. Mais c’est un combat de tous les jours, je vous le confirme.
Le Rafale F5 : quels sont les enjeux technico-opérationnels ?
La loi de programmation militaire 2024-2030 confirme que le Rafale sera porté au standard F5, afin notamment de garantir la continuité de la composante aéroportée de la dissuasion nucléaire, qui repose sur les Forces aériennes stratégiques (FAS) de l’armée de l’Air et de l’Espace ainsi que sur la Force aéronavale nucléaire (FANu) de la Marine nationale.
Comme l’a déclaré le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, « Le standard F5 est une véritable révolution pour nos forces aériennes. Bien qu’il se base sur le même avion, le Rafale, c’est un changement au moins aussi profond que le passage du Mirage 2000N au premier Rafale. »
Les développements en cours pour doter le Rafale de nouvelles capacités doivent notamment permettre d’assurer l’engagement de menaces émergentes et d’améliorer la survivabilité de l’avion, grâce à de nouveaux modes discrets et à un système de guerre électronique à la pointe.
L’intégration d’algorithmes d’intelligence artificielle toujours plus puissants viendra assister davantage le pilote dans la gestion de la bulle de combat collaboratif, pour des missions de plus en plus complexes, et face à des menaces de plus en plus rapidement évolutives et insaisissables. Outre ses capacités de combat classiques, le Rafale F5 bénéficiera d’une intégration renforcée : il sera capable d’échanger avec tout type de systèmes, qu’il s’agisse d’unités au sol, d’aéronefs en mission ou de satellites militaires. Il emportera le futur missile nucléaire hypersonique ASN4G (pour Air Sol Nucléaire de 4e Génération) et sera appuyé par un drone de combat furtif dérivé du nEUROn.
Grâce à ces évolutions, le Rafale F5 va offrir une supériorité adaptée aux futurs théâtres d’opérations, lui permettant d’affronter des défenses aériennes toujours plus performantes et de maîtriser des environnements de plus en plus contestés.
Pouvez-vous nous parler plus en détail de ce futur drone qui va accompagner le Rafale F5 ?
Le futur drone de combat (UCAV) sera complémentaire du Rafale et adapté au combat collaboratif. Il incorporera des technologies de furtivité, de contrôle autonome (avec l’humain dans la boucle), d’emport en soute, etc.
Positionné à proximité de l’avion, et contrôlé directement depuis son cockpit, le drone précédera le Rafale lors des opérations, pour lui ouvrir la voie dans des environnements hostiles et l’aider à supprimer les défenses aériennes adverses.
Doté d’une grande polyvalence et conçu pour pouvoir être sans cesse adapté aux nouvelles menaces, cet UCAV n’a pas de lien avec le programme SCAF (Allemagne, France et Espagne).
Le couple formé par le Rafale F5 et le drone de combat, avec leurs évolutions futures, doit assurer à la France son indépendance et sa supériorité capacitaire pour les prochaines décennies.
Cet ambitieux programme d’UCAV confirme le leadership de notre société en matière d’aviation de combat en Europe. Il bénéficiera des acquis du nEUROn, premier démonstrateur technologique européen de drone de combat furtif. Je rappelle que le programme nEUROn a réuni les ressources aéronautiques de six pays, sous la maîtrise d’œuvre de Dassault Aviation. Le premier vol a eu lieu en décembre 2012. Plus de 170 vols d’essai ont été effectués à ce jour. Cet appareil a tenu toutes ses promesses en termes de performances, de délai et de budget.
La formule traditionnelle de Dassault Aviation, « une grosse tête et un petit corps », est-elle toujours viable dans le monde d’aujourd’hui ?
Je vous signale que le « corps » est de moins en moins « petit » ! Compte tenu des perspectives qui sont les nôtres dans le militaire et le civil, nous avons recruté près de 5 000 nouveaux collaborateurs ces trois dernières années, qui viennent chez nous pour développer et fabriquer les plus beaux avions du monde. Notre effectif net a augmenté de plus de 2 000 personnes, passant de 12 400 à 14 600. Dans notre histoire centenaire, le seul exemple d’un accroissement aussi rapide de notre personnel remonte au début des années 70, après la fusion avec Breguet.
Armée de l'Air et de l'Espace - Exercice Saphir
Pour le dire autrement, Dassault Aviation fait figure de David au milieu de Goliaths dans le monde aéronautique d’aujourd’hui. Or, vous paraissez ne souffrir d’aucun complexe de taille ; sur quoi fondez-vous cette confiance inébranlable en votre avenir ?
D’abord, dans la Bible, je vous rappelle que David a battu Goliath…
Nous croyons que, dans notre activité, l’enjeu majeur n’est pas la taille, mais les compétences. Celles-ci passent avant les questions de format.
Dans notre secteur comme dans d’autres, les fusions d’entreprise ont souvent entrainé des chocs de culture, des dispersions d’équipes, une rupture de la très précieuse chaîne d’accumulation et de transmission d’expérience d’une génération d’ingénieurs et de compagnons à l’autre. La course à la taille soi-disant critique entraine aussi une moindre attention du management aux vrais sujets que sont les produits et les clients.
Dassault Aviation compte seulement 14 600 salariés face à des concurrents 10 fois plus gros. Et pourtant, nous avons été capables, avec nos partenaires, de réaliser des produits tels que le Rafale, le nEUROn et les Falcon, qui tiennent tête aux meilleures productions étrangères. Nul ne pourrait affirmer que notre petite taille a été un handicap pour ces programmes qui ont respecté coûts et performances.
Au cours de vos interventions à l’Assemblée nationale et dans la presse, vous êtes revenus à plusieurs reprises sur le thème de la souveraineté. N’est-ce pas en décalage avec les idées en cours parlant d’Europe de la Défense, de nécessaire coopération, voire d’intégration ?
Au contraire, je crois plus que jamais au modèle français tiré par la dissuasion nucléaire, ce modèle parfois décrié, notamment à Bruxelles… jusqu’aux récentes annonces de M. Trump.
Au demeurant, comment ne pas se satisfaire d’un réveil européen qui avait longtemps semblé improbable, même si ce réveil est encore timide, tous nos voisins ne paraissant pas envisager, hélas, de renoncer à la dépendance transatlantique et à la préférence américaine qui prévaut encore dans leurs achats d’armement.
En réalité, plus les Européens s’inspireront du modèle Français, qui a su construire et développer un outil militaire souverain, reposant sur une industrie compétitive, maîtrisant les technologies stratégiques, plus les Européens seront maîtres de leur destin.
C’est d’ailleurs ce qu’ont bien compris tous nos clients Rafale… Évitons surtout de cautionner ces discours anti-français sur la « fragmentation » de l’industrie de défense en Europe, qui impliquerait de créer un « Boeing européen », entreprise dont les vicissitudes récentes devraient dissuader d’en faire un modèle ; en tout cas ce n’est pas mon modèle d’efficacité.
Côté civil, quels sont vos défis ?
Notre premier défi s’inscrit dans le renouvellement de notre gamme d’avions, amorcé avec le Falcon 6X et qui se poursuit avec le développement du Falcon 10X.
Le contexte est marqué à la fois par une concurrence exacerbée des avionneurs nord-américains, par la multiplication de réglementations imposées notamment par l’Europe qui freinent notre compétitivité, et par la récente politique douanière américaine qui constitue un danger majeur pour l’accès à l’important marché que sont les États-Unis. J’observe à ce stade, avec une certaine désillusion, que tous ceux qui, à Bruxelles ou ailleurs, inventent des contraintes et des normes absconses pour nous, ne démontrent pas la même imagination pour rétablir l’équilibre tarifaire balayé par la nouvelle administration américaine. Il est urgent de comprendre que seul un rapport de force créera les conditions du respect et de la protection de nos intérêts.
Je ne peux que déplorer, une fois encore, que notre activité ait été exclue de la taxonomie environnementale, alors que l’aviation d’affaires s’avère plus vertueuse que l’aviation commerciale en proposant plus largement des carburants durables, les fameux SAF.
Cette exclusion, non seulement nous stigmatise, mais témoigne en vérité du faible intérêt que porte réellement la Commission européenne à l’industrie de notre continent. Je n’ai aucun doute sur notre capacité à atteindre, par le progrès technologique, l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050.
Mais il serait tout de même opportun de tirer les leçons des crises que traversent certains secteurs industriels, comme l’automobile, pour lever au plus vite les freins qui pèsent aujourd’hui sur notre industrie.
© Dassault Aviation - P. Sagnes
Enfin, une question plus personnelle. Comment réussissez-vous à assurer les deux responsabilités de PDG de Dassault Aviation et de Président du GIMD ?
À partir du moment où vous pouvez vous appuyer sur de bonnes équipes, compétentes, mobilisées et réactives, tout est faisable.
Par ailleurs, j’ai été préparé à ce management complexe par les responsabilités que j’ai déjà eu à assumer en plus de ma charge de PDG de Dassault Aviation : président du Gifas, président de l’ASD, président de l’UIMM.
Et enfin, je sais pouvoir compter sur le soutien de la famille Dassault. Ce point est particulièrement important. Vous savez que Dassault Aviation est la dernière grande société aéronautique au monde toujours détenue par les descendants de son créateur. Une entreprise familiale comme celle-ci, c’est un esprit singulier, une manière d’ajouter la fidélité et l’efficacité à la passion. C’est inscrire son action dans une aventure incarnée par Marcel et Serge Dassault, et aujourd’hui par leurs descendants qui restent inspirés par l’aéronautique. Je n’oublie pas les fidèles Benno-Claude Vallières, héros de la Seconde Guerre mondiale, et Charles Edelstenne, créateur de Dassault Systèmes, qui m’ont précédé à la tête des Avions.
Lorsque l’on a devant soi de tels fondateurs et de tels modèles, on ne peut que faire son maximum.