Analyse au vol
Nucléaire : dissuadons-nous d’en dire trop
Ces derniers mois et encore très récemment, notamment lors de l’intervention télévisée du Chef de l’État le 13 mai dernier, des hypothèses, commentaires, analyses et décryptages ont pu être entendus concernant la dissuasion nucléaire française.
Pourquoi ? Parce qu’une nouvelle petite musique se fait entendre désormais sur le vieux continent, et singulièrement depuis l’arrivée à la Maison-Blanche de Donald Trump et les distances qu’il a prises vis-à-vis de l’OTAN, de l’Europe et du parapluie nucléaire américain jusque-là censé protéger ses alliés de ce côté-ci de l’Atlantique.
Cette petite musique, c’est celle de la seule alternative crédible depuis 1960 en Europe : celle de la France. Et sur cette musique apparaissent de singuliers couplets évoquant, jusqu’au sommet de l’Etat donc, la possibilité voire l’éventualité de voir la force de dissuasion française élargie à la défense de nos alliés et voisins
Arrêtons-nous une seconde sur ce terme : « élargie ».
Mais élargie à partir de quelle zone sachant que personne ne sait quels territoires protège la bombe française ? L’Hexagone ? Également les territoires d’outre-mer (si la Chine envahit Tahiti, annihilerons-nous Pékin en déclenchant ainsi l’Apocalypse ?) ? Élargie à nos voisins belges, néerlandais et luxembourgeois comme Paris l’avait laissé entendre il y a plusieurs dizaines d’années ? À notre ex-ennemi devenu notre meilleur ami européen, l’Allemagne, alors que la France a retiré en 1991 ses missiles préstratégiques Pluton, système balistique nucléaire à courte portée, Berlin appréciant peu la perspective d’une frappe nucléaire sur son territoire pour empêcher les chars soviétiques d’avancer vers la frontière française ?
Cette question de la couverture territoriale du parapluie nucléaire française est un secret d’État.
Et cette confidentialité qui crée de l’incertitude est un des fondements de la dissuasion tricolore.
Car pour paraphraser le Cardinal de Retz, en matière de dissuasion nucléaire, on ne sort de l’ambiguïté qu’à son détriment.
Disons-le clairement : peu de concept, dans tous les domaines, philosophiques, politiques ou scientifiques, sont aussi complexes que celui de la dissuasion dès lors qu’on l’étudie de près. Une doctrine préventive absolue qui nécessite de conserver des contours aussi flous – heureusement – que l’emplacement de nos sous-marins nucléaires lanceurs d’engins quand ils sont en patrouille, « dissous dans la mer jolie » selon la belle expression des équipages de la « Royale ».
Ces journées célébraient les 90 ans de l'armée de l'Air et de l'Espace, les 60 ans des Forces Aériennes Stratégiques (FAS) et les 80 ans du débarquement en Provence et de la Libération
Ce concept de dissuasion, sorti du cerveau génial d’un Chef d’État mi-politique, mi-militaire (et accusé par chaque camp de faire partie de l’autre) issu d’une désobéissance à un régime capitulard, collaborationniste et antisémite, aura mis des dizaines d’années pour être affiné, enrichi, développé.
Comment serait-il possible qu’en quelques mois, parce que le contexte évolue - ce dont on peut discuter, car la menace potentielle, soviétique hier, russe aujourd’hui, n’a, elle, pas vraiment changé - on en vienne à évoquer avec une certaine légèreté dans la forme une évolution profonde, presque brutale, sinon une révolution, de ce qui a fondé depuis plus d’un demi-siècle tout notre système de défense et, ne l’oublions pas, la présence de la France, au Conseil de sécurité des Nations Unies ?
Comment comprendre qu’une telle réflexion se produise devant les caméras et non dans des cercles secrets et stratégiques, entre experts, entre sachants, entre responsables au plus haut niveau, et à voix basse tant ces secrets sont vitaux pour notre pays, son présent et son avenir ? Et, autre paradoxe actuel que cette réflexion vienne surtout de Paris quand elle concerne au premier chef la sécurité de Berlin, Madrid, Rome ou Varsovie ?
Ce sujet est en tout cas trop important pour donner lieu à des hypothèses publiques.
S’il doit évoluer, ce que personne ne conteste en théorie, cela ne peut se faire que très progressivement et très discrètement. Il en va ainsi de tous les sujets les plus importants qui doivent rester, comme le disaient Shakespeare et Faulkner, loin du bruit et de la fureur. Malgré l’époque qui en raffole.
Pierre ORLAN