Analyse au vol
Ce qui se conçoit bien…
« Ce que l'on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément » écrivait Nicolas Boileau-Despréaux en 1674 dans son « Art poétique ». Le métier d’un capitaine d’industrie n’est pas forcément de manier les mots. Pas plus que ce n’est celui d’un génie militaire, qui doit d’abord se manifester par ses vues tactiques et stratégiques.
Mais quand ces talents se combinent comme dans « Le fil de l’Epée » (1934), écrit par celui qui allait devenir le Chef de la France Libre, l’éclairage apporté au lecteur s’en trouve décuplé.
Comparaison n’est pas raison, mais dans l’interview accordée à ID Aero par le PDG de Dassault Aviation, Éric Trappier, difficile de bouder son plaisir de voir traduit en mots des analyses et sentiments que l’on pressentait, mais qui prennent ici tout leur sens concernant l’incarnation et la matérialisation de ce concept essentiel de souveraineté, devenu réalité par la grâce de l’histoire et des perspectives d’une entreprise et de son écosystème, si bien décrit et raconté.
Bien sûr, la première idée qui vient quand on parle de souveraineté de la France concerne le choix gaullien (lui encore) de notre indépendance nucléaire. À l’heure où l’Europe s’interroge sur les menaces qui se font jour à ses frontières, le fait que Paris ait fait et maintenu ce choix – envers et contre tout, malgré certains questionnements inconséquents – fait de notre pays, sur notre continent et plus largement dans le monde, une nation à part, qui a sa pleine liberté de parole et d’action. La contribution, dès l’origine, d’un acteur comme Dassault via la Force Aérienne Stratégique en est une des plus belles illustrations.
Mais cette contribution va au-delà, car la souveraineté se doit d’être aussi technologique. Quelle indépendance si vous devez dépendre du feu vert de Washington, de Moscou ou de Pékin pour bénéficier ou utiliser telle ou telle technologie ou matière première ?
Du merveilleux Mirage IV, une incroyable prouesse à son époque, au Rafale qui est, peut-être voire sans doute, aujourd’hui le meilleur avion du monde (que ses détracteurs initiaux n’en finissent pas de rougir de honte !), en tout cas sans nul doute le plus polyvalent, dans une équation économique maîtrisée - à la différence d’un programme pharaonique comme le F-35 américain, acheté jusqu’en Europe de gré ou de force en raison de la dépendance de beaucoup au parapluie de l’OTAN - , l’histoire de Dassault Aviation se conjugue avec l’histoire des ailes françaises.
Elle témoigne de cette importance de la souveraineté technologique, dont les bénéfices profitent à un incroyable ensemble de partenaires et fournisseurs : moteurs, équipements, armements, électronique embarquée, matériaux complexes, dont les entreprises, usines et centres de recherches sont présents sur tout notre territoire.
Dans son interview, Eric Trappier aborde aussi deux sujets sensibles qu’il éclaire avec justesse : l’exportation et la coopération.
Chacun joue avec ses armes et la France n’est pas les États-Unis. Quand Washington commande plusieurs milliers d’exemplaires d’un avion de combat, Paris ne peut, au mieux, s’en doter que de quelques centaines. Il est dès lors de notre devoir de trouver un équilibre économique à un programme en en faisant également la promotion en dehors de nos frontières, à condition d’avoir mis en place, comme nous l’avons fait, un contrôle strict de ce type très particulier d’exportation. Et si cela peut aider à renforcer nos réseaux d’Alliés – « un grand pays n’a pas d’ami » disait là encore Charles de Gaulle -, c’est double bénéfice. Le succès du Mirage 3 de par le monde - avant celui des Mirage 2000 et Rafale aujourd’hui – l’avait bien souligné.
Quant à la coopération, attention aux enfers pavés de bonnes intentions. En matière d’armement, elle bascule vite dans les affres des concessions, du transfert forcé de technologies et de la mauvaise « loi » du « juste » retour. Elle doit en tout cas obéir à la règle incontournable du respect de la souveraineté, sans quoi l’on aboutit à un matériel inadapté au besoin de son pays et aux dérives de coûts exorbitantes.
À l’inverse, la maîtrise de la souveraineté technologique vient nourrir un autre aspect du succès de cette filière grâce aux synergies entre monde militaire et secteur civil. Les Américains l’ont compris depuis longtemps. Mais l’essor des avions d’affaires Falcon, héritiers des voilures en flèche des Ouragan et Mystère militaires, achetés par Charles Lindbergh pour la Pan Am – « I have found the bird » avait-il dit par téléphone au PDG emblématique de la grande compagnie à la livrée bleu ciel, Juan Trippe - montre que Dassault a bien su mettre en œuvre cette même dynamique.
La souveraineté, enfin, est aussi voire surtout une affaire de personnalités, même si cela peut paraître paradoxal. Là encore, la référence à l’auteur de l’appel du 18 juin s’impose. Mais en matière industrielle, comment ignorer l’importance et l’héritage d’un Marcel Bloch-Dassault suivi par son fils et tous leurs héritiers, qu’ils soient ou non de la famille d‘ailleurs, et forment avant tout une communauté qui s’étend jusqu’aux ouvriers et compagnons, acteurs à part entière du succès de cette étonnante maison.
Chacune et chacun portent en elles et en eux un peu de cette part de souveraineté qui s’est bâtie et se perpétue depuis maintenant plus d’un siècle et la première hélice Éclair… que l’on voudrait rebaptiser « éclair de génie ».
Pierre Orlan