Analyse au vol
Ad augusta per angusta
Proverbe romain (donc en latin) : on arrive aux grandes choses par les petites, « ad augusta per angusta ».
Quand on est dans la situation grave dans laquelle est aujourd’hui Boeing, on peut soit espérer qu’il en soit ainsi, soit se désespérer que de tels signaux faibles positifs ne se produisent un jour, tant le constructeur aéronautique américain semble tomber, mois après mois, de Charybde en Scylla.
Et la valse de ses dirigeants, si elle peut augurer de finir par trouver la femme ou l’homme providentiel, n'en est pas moins préoccupante pour l’heure.
Et pourtant.
Ces derniers temps, deux annonces ont paru mettre encore davantage d’huile sur le feu qui couve chez l’avionneur de Chicago et Seattle.
D’abord, un problème annoncé sur le futur B777X, jusque-là un des modèles emblématiques de la marque – même s’il a connu ces derniers mois en exploitation une somme de problèmes en tout genre -, son fameux bimoteur géant qui avait révolutionné l’aviation moderne à sa sortie.
Et puis bien sûr la menace de grève de ses salariés réclamant des augmentations de salaires.
Dans les deux cas, la plupart des observateurs se sont écrié : la coupe est pleine, voilà qui va accélérer sa chute. A y regarder de plus près, ces deux événements récents pourraient au contraire être le signe que l’entreprise dans son ensemble, direction, salariés, actionnaires, entame une prise de conscience indispensable qui peut aider à construire les fondations d’un redécollage.
De quoi parlons-nous ? La crise que traverse Boeing depuis de longs mois, qui commencent à faire plusieurs années, est intervenue pour une raison maintenant assez bien identifiée : un changement progressif de culture.
Celle du vieil industriel pionnier de l’aéronautique américaine et mondial, grand innovateur de l’aviation de ligne moderne avec le 707 puis le 747, le 737 pour les court-moyens courriers et le 777, a été progressivement évincé au profit d’une culture avant tout financière, privilégiant les actionnaires et le bénéfice par action plutôt que la qualité des produits, les clients, les salariés et in fine la sécurité et le confort des utilisateurs finaux, qui devraient être l’alpha et l’oméga de tout avionneur.
Cette évolution malsaine a été notamment nourrie par le rachat fin 1996 de son compatriote, plus orienté vers le militaire, McDonnell Douglas, qui avait une telle culture financière à la différence de Boeing et dont l’esprit et les dirigeants ont fini par prendre le pouvoir insidieusement chez Boeing selon le vieux principe du « take-over reverse » (la culture du racheté l’emporte sur celle de l’acheteur).
Voilà pour la raison de la crise dont il serait trop long de rappeler tous les méandres jusqu’à la catastrophe du 737 MAX et de ses deux crashs qui allait révéler le pot-aux-roses.
Peu à peu s’était installé chez Boeing une culture du secret, de l’auto-certification sans vergogne – l’autorité américaine la FAA ayant fini par abdiquer son pouvoir – et sans prudence, du profit le plus rapide, de l’investissement le moindre, des contrôles limités voire inexistants et de l’omerta généralisé sur toutes ces pratiques.
Or, que nous dit l’annonce sur le B777X ? Que Boeing en a peut-être fini avec ses dissimulations et que la firme a fini par comprendre que pour sortir de la crise, la transparence était la seule solution, même si elle fait baisser son action ponctuellement à Wall Street. Nous verrons dans les prochains mois si l’entreprise garde ce cap positif.
De même, les pesantes négociations avec les syndicats sur les salaires sont le signe que la culture industrielle, ouvrière, sociale, reprend un peu de poil de la bête chez l’avionneur américain – cela a longtemps été le cas dans les années 60, 70 et 80 – et qu’il ne pourra pas s’en sortir contre ses collaborateurs mais avec eux, pour rebâtir un destin commun et une fierté partagée. Là encore, nous verrons comment ces discussions évoluent mais il est de l’intérêt de tous qu’elles se terminent par un accord constructif et pas par une frustration généralisée porteuse en germe de futurs nouveaux problèmes.
Comme quoi deux signaux, apparemment inquiétants, peuvent être au contraire les éventuels signaux annonciateurs que quelque chose est peut-être en train de changer au royaume de Boeing. Ce serait une excellente nouvelle pour tout le secteur aéronautique et aérien mondial, son grand concurrent Airbus compris, car on a toujours intérêt à avoir un concurrent solide.
Pierre Orlan