Analyse au vol
Comme une fusée
Ne boudons pas notre plaisir : même avec quatre ans de retard sur le calendrier initial - presque anecdotique au regard de l’enjeu et de sa complexité et causés en partie par des tensions géopolitiques externes comme la guerre en Ukraine - et même avec un problème technique en phase finale, la fusée Ariane 6 a presque parfaitement réussi son premier vol.
Comme le disent les commentateurs, « l’Europe a retrouvé un accès indépendant à l’espace ». Elle compte déjà une trentaine de vols réservés, un record pour un lanceur avant même de s’envoler.
La forte réduction des coûts et des prix proposée par le lanceur européen par rapport à la génération précédente, Ariane 5 – on parle de moins 50% - est un atout important face à la concurrence, en particulier de SpaceX d’Elon Musk. Tout comme son moteur réallumable Vinci qui permet de mettre sur orbite des satellites à différentes altitudes.
Et pourtant, malgré ce succès incontestable, un léger doute subsiste pour les esprits un tantinet critique. L’Europe vient-elle vraiment de présenter un lanceur pour la deuxième partie du vingt-et-unième siècle ? La question se pose, non seulement pour sa forme, somme toute assez classique, mais aussi et surtout pour ses technologies et pour son concept.
Évidemment, cette interrogation se nourrit d’idées reçues et de caricatures : l’entrepreneur contre le système étatique, Elon Musk face l’ESA et au CNES, le lanceur réutilisable impensable pour les beaux esprits de l’industrie spatiale il y a dix ans - face à la fusée classique… Trop facile bien sûr.
Qui peut douter du fait qu’Ariane 6 n’est pas un concentré d’innovation ? Ariane 4 était déjà un grand pas en avant pour l’Europe spatiale. Le passage à Ariane 5 a apporté ensuite un véritable changement. Et l’arrivée d’Ariane 6 représente un progrès supplémentaire.
Mais innovation n’est pas disruption. Et comment nier qu’Elon Musk et ses équipes, dans un temps record, sont venus bouleverser ce secteur si difficile d’accès, si réservé jusque-là à des « happy few » ? Telle l’ancienne publicité pour Renault qui se moquait de la formule populaire « ça ne marchera jamais », il aura fait mentir ses détracteurs et les jaloux (souvent les mêmes) et totalement revisité la conception et la production des lanceurs.
Non seulement il l’a fait, mais il a même relevé le défi – auquel l’Europe a – hélas ? – renoncé : contribuer à l’envoi d’hommes dans l’espace avec sa capsule Crue Dragon. En faisant cela, SpaceX a incontestablement « disrupté » le secteur, ses acteurs, ses observateurs (encore plus que Tesla, autre création d’Elon Musk, ne l’a fait dans l’automobile), Arianespace, le CNES et l’ESA compris
Maintenant, la parole est au marché. Et tout le mal que l’on peut souhaiter à l’Europe, c’est que son nouveau lanceur soit un succès commercial indéniable, comme ses prédécesseurs. Car, qu’on le veuille ou non, l’espace n’est pas qu’un terrain technologique et une aventure scientifique, c’est aussi un enjeu de business. Et quoi de mieux que de réussir dans ce domaine pour venir chatouiller l’entrepreneur américain Elon Musk ?
Pierre Orlan